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Petits Poèmes en prose” (ou encore Le Spleen de Paris, ou Poèmes nocturnes, ou Poèmes en Prose) est le titre d’un recueil posthume de poèmes en prose de Charles Baudelaire (1821-1867) établi par Charles Asselineau et Théodore de Banville.
Il a été publié pour la première fois en 1869 dans le quatrième volume des Œuvres complètes de Baudelaire publié par l’éditeur Michel Levy.

Les cinquante pièces qui le composent ont été rédigées entre 1855 (« Le crépuscule du matin ») et 1864. Une quarantaine d’entre elles ont paru dans divers journaux de l’époque ; les dix suivantes furent posthumes entre 1867 et 1869.
Selon une lettre de 1862, Baudelaire a été inspiré en les écrivant par l’exemple d’Aloysius Bertrand.

Le titre Petits Poèmes en prose est souvent suivi d’une forme de sous-titre Le Spleen de Paris (qui se rapproche des titres de deux parties des Fleurs du Mal : « Spleen et Idéal » et « Tableaux parisiens »).
En effet, de son vivant, Baudelaire évoqua cette expression pour désigner son recueil qu’il complétait à mesure de son inspiration et de ses publications. D’ailleurs, le 7 février 1864, le journal Le Figaro publia quatre pièces appartenant aux Petits Poèmes en prose sous le titre « Le Spleen de Paris ». Ceci explique l’association étroite des deux titres. Depuis lors, le recueil porte ces deux noms.

Le Figaro a choisi d’arrêter son choix sur un des titres proposés par Baudelaire, mais c’est bien au terme de « Spleen » qu’il faut surtout prêter attention plus qu’au lieu dit de Paris. Comme on le voit à la lecture du recueil, Paris n’est pas le décor principal de l’experience poétique.
Cependant le Spleen de Paris ne se trompe pas de lieu, le Spleen de Baudelaire est bel et bien un mal de « vauriens » de Paris, Baudelaire nous présente le diagnostic d’un malaise social lié à une ville plus qu’une simple indication de carte pour situer son épanchement poétique.

Seule la dernière pièce du recueil (« Épilogue ») est en vers. Il est aujourd’hui établi que Baudelaire n’avait pas prévu de l’y inclure [1].

Si l’auteur est libéré de la contrainte de la rime, il se doit tout de même de donner un rythme, une structure proche de la poésie à son écriture, de crainte de tomber dans le récit classique.
À titre d’exemple, la XXXVIIe pièce « Les bienfaits de la lune » (1863) propose une symétrie entre deux paragraphes : mêmes phrases, même structure grammaticale et continuité dans le deuxième paragraphe de l’idée du premier.
De même, la XLVIIIème pièce « Any where out of the World » (N’importe où hors du monde) (1867, posthume) est construite principalement autour de quatre semi-anaphores, quatre petites phrases basées sur la même idée et les mêmes mots s’intercalant entre les paragraphes principaux.

Textes basés sur l’édition de 1869.
Les graphies et la ponctuation originales ont été conservées.
L’usage fluctuant des guillemets et des tirets de dialogue aussi (comme celui des tirets de liaison après « très »).

On trouvera en appendice une liste de « poèmes à faire » de Baudelaire, et quelques fragments associés aux « Petits poèmes en prose », dont l’étonnant « Onéirocritie ».

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Lire les textes précédents : Lettres I à XXVII.

 XXVIII. La fausse monnaie

Comme nous nous éloignions du bureau de tabac, mon ami fit un soigneux triage de sa monnaie ; dans la poche gauche de son gilet il glissa de petites pièces d’or, dans la droite, de petites pièces d’argent ; dans la poche gauche de sa culotte, une masse de gros sols, et enfin, dans la droite, une pièce d’argent de deux francs qu’il avait particulièrement examinée.
« Singulière et minutieuse répartition ! » me dis-je en moi-même.
Nous fîmes la rencontre d’un pauvre qui nous tendit sa casquette en tremblant. — Je ne connais rien de plus inquiétant que l’éloquence muette de ces yeux suppliants, qui contiennent à la fois, pour l’homme sensible qui sait y lire, tant d’humilité, tant de reproches. Il y trouve quelque chose approchant cette profondeur de sentiment complique, dans les yeux larmoyants des chiens qu’on fouette.
L’offrande de mon ami fut beaucoup plus considérable que la mienne, et je lui dis : « Vous avez raison, après le plaisir d’être étonné, il n’en est pas de plus grand que celui de causer une surprise. » « — C’était la pièce fausse », me répondit-il tranquillement, comme pour se justifier de sa prodigalité.
Mais dans mon misérable cerveau, toujours occupé à chercher midi à quatorze heures (de quelle fatigante faculté la nature m’a fait cadeau !) entra soudainement cette idée qu’une pareille conduite, de la part de mon ami, n’était excusable que par le désir de créer un événement dans la vie de ce pauvre diable, peut-être même de connaître les conséquences diverses, funestes ou autres, que peut engendrer une pièce fausse dans la main d’un mendiant. Ne pouvait-elle pas se multiplier en pièces vraies ? ne pouvait-elle pas aussi le conduire en prison ? Un cabaretier, un boulanger, par exemple, allait peut-être le faire arrêter comme faux monnayeur ou comme propagateur de fausse monnaie. Tout aussi bien la pièce fausse serait peut-être, pour un pauvre petit spéculateur, le germe d’une richesse de quelques jours. Et ainsi ma fantaisie allait son train, prêtant des ailes à l’esprit de mon ami et tirant toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses possibles.
Mais celui-ci rompit brusquement ma rêverie en reprenant mes propres paroles : « Oui, vous avez raison ; il n’est pas de plaisir plus doux que de surprendre un homme en lui donnant plus qu’il n’espère. » Je le regardai dans le blanc des yeux, et je fus épouvanté de voir que ses yeux brillaient d’une incontestable candeur. Je vis alors clairement qu’il avait voulu faire à la fois la charité et une bonne affaire ; gagner quarante sols et le cœur de Dieu ; emporter le paradis économiquement ; enfin attraper gratis un brevet d’homme charitable. Je lui aurais presque pardonné le désir de la criminelle jouissance dont je le supposais tout à l’heure capable ; j’aurais trouvé curieux, singulier, qu’il s’amusât à compromettre les pauvres ; mais je ne lui pardonnerai jamais l’ineptie de son calcul. On n’est jamais excusable d’être méchant, mais il y a quelque mérite à savoir qu’on l’est ; et le plus irréparable des vices est de faire le mal par bêtise.

 XXIX. Le joueur généreux

Hier, à travers la foule du boulevard, je me suis sentis frôlé par un Etre mystérieux que j’avais toujours désiré connaître, et que je reconnus tout de suite, quoique je ne l’eusse jamais vu. Il y avait sans doute chez lui, relativement à moi, un désir analogue, car il me fit, en passant, un clignement d’oeil significatif auquel je me hâtai d’obéir. Je le suivis attentivement, et bientôt je descendis derrière lui dans une demeure souterraine, éblouissante, où éclatait un luxe dont aucune des habitations supérieures de Paris ne pourrait fournir un exemple approchant. Il me parut singulier que j’eusse pu passer si souvent à côté de ce prestigieux repaire sans en deviner l’entrée. Là régnait une atmosphère exquise, quoique capiteuse, qui faisait oublier presque instantanément toutes les fastidieuses horreurs de la vie ; on y respirait une béatitude sombre, analogue à celle que durent éprouver les mangeurs de lotus quand, débarquant dans une île enchantée, éclairée des lueurs d’une éternelle après-midi, ils sentirent naître en eux, aux sons assoupissants des mélodieuses cascades, le désir de ne jamais revoir leurs pénates, leurs femmes, leurs enfants, et de ne jamais remonter sur les hautes lames de la mer.
Il y avait là des visages étranges d’hommes et de femmes, marqués d’une beauté fatale, qu’il me semblait avoir vus déjà à des époques et dans ides pays dont il m’était possible de me souvenir exactement, et qui m’inspiraient plutôt une sympathie fraternelle que cette crainte qui naît ordinairement à l’aspect de l’inconnu. Si je voulais essayer de définir d’une manière quelconque l’expression singulière de leurs regards, je dirais que jamais je ne vis d’yeux brillant plus énergiquement de l’horreur de l’ennui et du désir immortel de se sentir vivre.
Mon hôte et moi, nous étions déjà, en nous asseyant, de vieux et parfaits amis. Nous mangeâmes, nous bûmes outre mesure de toutes sortes de vins extraordinaires et, chose non moins extraordinaire, il me semblait, après plusieurs heures, que je n’étais pas plus ivre que lui. Cependant le jeu, ce plaisir surhumain, avait coupé à divers intervalles nos fréquentes libations, et je dois dire que j’avais joué, et perdu : mon âme, en partie liée, avec une insouciance et une légèreté héroïques. L’âme est une close si impalpable, si souvent inutile et quelquefois si gênante, que je n’éprouvai quant à cette perte, qu’un peu moins d’émotion que si j’avais égaré, dans une promenade, ma carte de visite.
Nous fumâmes lentement quelques cigares dont la saveur et le parfum incomparables donnaient à l’âme la nostalgie de pays et de bonheurs inconnus, et, enivré de toutes ces délices, j’osai, dans un accès de familiarité qui ne parut pas lui déplaire, m’écrier, en m’emparant d’une coupe pleine jusqu’au bord : A votre immortelle santé, vieux Bouc !
Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. Sur ce sujet-là, Son Altesse ne tarissait pas en plaisanteries légères et irréfutables, et elle s’exprimait avec une suavité de diction et une tranquillité dans la drôlerie que je n’ai trouvées dans aucun des plus célèbres causeurs de l’humanité. Elle m’expliqua l’absurdité des différentes philosophies qui avaient jusqu’à présent pris possession du cerveau humain, et daigna même me faire confidence de quelques principes fondamentaux dont il ne me convient pas de partager les bénéfices et la propriété avec qui que ce soit. Elle ne se plaignit en aucune façon de la mauvaise réputation dont elle jouit dans toutes les parties du monde, m’assura qu’elle était, elle-même, la personne la : plus intéressée à la destruction de la superstition, et m’avoua qu’elle n’avait eu peur, relativement à son propre pouvoir, qu’une seule fois, c’était le jour où elle avait entendu un prédicateur, plus subtil que ses confrères, s’écrier en chaire : « Mes chers frères, n’oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! »
Le souvenir de ce célèbre orateur nous conduisit naturellement vers le sujet des académies, et mon étrange convive m’affirma qu’il ne dédaignait pas, en beaucoup de cas, d’inspirer la plume, la parole et la conscience des pédagogues ; et qu’il assistait presque toujours en personne, quoique invisible, à toutes les séances académiques.
Encouragé par tant de bontés, je lui demandai des nouvelles de Dieu, et s’il l’avait vu récemment. Il me répondit, avec une insouciance nuancée d’une certaine tristesse : « Nous nous saluons quand nous nous rencontrons, mais comme deux vieux gentilshommes, en qui une politesse innée ne saurait éteindre tout à fait le souvenir d’anciennes rancunes. »
Il est douteux que Son Altesse ait jamais donné une si longue audience à un simple mortel, et je craignais d’abuser. Enfin, comme l’aube frissonnante : blanchissait les vitres, ce célèbre personnage, chanté par tant de poëtes et servi par tant de philosophes qui travaillent à sa gloire sans le savoir, me dit : « Je veux que vous gardiez de moi un bon souvenir, et vous prouver que Moi, dont on dit tant de mal, je suis quelquefois bon diable, pour me servir d’une de vos locutions vulgaires. Afin de compenser la perte irrémédiable que vous avez faite de votre âme, je vous donne l’enjeu que vous auriez gagné si le sort avait été pour vous, c’est-à-dire la possibilité de soulager et de vaincre, pendant toute votre vie, cette bizarre affection de l’Ennui, qui est la source de toutes vos maladies et de tous vos misérables progrès. Jamais un désir ne sera formé par vous, que je ne vous aide à le réaliser, vous régnerez sur vos vulgaires semblables ; vous serez fourni de flatteries et même d’adorations ; l’argent, l’or, les diamants, les palais féeriques, viendront vous chercher et vous prieront de les accepter, sans que vous ayez fait un effort pour les gagner : vous changerez de patrie et de contrée aussi souvent que votre fantaisie vous l’ordonnera ; vous vous soûlerez de voluptés, sans lassitude, dans des pays charmants où il fait toujours chaud et où les femmes sentent aussi bon que les fleurs, — et caetera, et caetera... », ajouta-t-il en se levant et en me congédiant avec un bon sourire.
Si ce n’eût été la crainte de m’humilier devant une aussi grande assemblée, je serais volontiers tombé aux pieds de ce joueur généreux, pour le remercier de son inouïe munificence. Mais peu à peu, après que je l’eus quitté, l’incurable défiance rentra dans mon sein ; je n’osais plus croire à un si prodigieux bonheur, et, en ne couchant, faisant encore ma prière par un reste d’habitude imbécile, je répétais dans un demi-sommeil : « Mon Dieu et Seigneur, mon Dieu ! faites que le diable me tienne sa parole ! »

 XXX. La corde

"Les illusions, — me disait mon ami, — sont aussi innombrables peut-être que les rapports les hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand l’illusion disparaît, c’est-à-dire quand nous voyons l’être ou le fait tel qu’il existe en dehors de nous. nous éprouvons un bizarre sentiment, compliqué moitié de regret pour le fantôme disparu, moitié de surprise agréable devant la nouveauté, devant le fait réel. S’il existe un phénomène évident, trivial, toujours semblable, et d’une nature à laquelle il soit impossible de se tromper, c’est l’amour maternel. Il est aussi difficile de supposer une mère sans amour maternel qu’une lumière sans chaleur ; n’est-il donc pas parfaitement légitime d’attribuer à l’amour maternel toutes les actions et les paroles d’une mère, relatives à son enfant ? Et cependant écoutez cette petite histoire, où j’ai été singulièrement mystifié par l’illusion la plus naturelle.
"Ma profession de peintre me pousse à regarder attentivement les visages, les physionomies, qui s’offrent dans ma route, et vous savez quelle jouissance nous tirons de cette faculté qui rend à nos yeux la vie plus vivante et plus significative que pour les autres hommes. Dans le quartier reculé que j’habite, et où de vastes espaces gazonnés séparent encore les bâtiments, j’observai souvent un enfant dont la physionomie ardente et espiègle, plus que toutes les autres, me séduisit tout d’abord. Il a posé plus d’une fois pour moi, et je l’ai transformé tantôt en petit bohémien, tantôt en ange, tantôt en Amour mythologique. Je lui ai fait porter le violon du vagabond, la couronne d’Epines et les clous de la Passion, et la Torche d’Eros. Je pris enfin à toute la drôlerie de ce gamin un plaisir si vif, que je priai un jour ses parents, de pauvres gens, de vouloir bien me le céder, promettant de bien l’habiller, de lui donner quelque argent et de ne pas lui imposer d’autre peine que de nettoyer mes pinceaux et de faire mes commissions. Cet enfant débarbouillé devint charmant, et la vie qu’il menait chez moi lui semblait un paradis, comparativement à celle qu’il aurait subie dans le taudis paternel. Seulement je dois dire que ce petit bonhomme m’étonna quelquefois par des crises singulières de tristesse précoce, et qu’il manifesta bientôt un goût immodéré pour le sucre et les liqueurs ; si bien qu’un jour où je constatai que, malgré mes nombreux avertissements, il avait encore commis un nouveau larcin de ce genre, je le menaçai de le renvoyer à ses parents. Puis je sortis, et mes affaires me retinrent assez longtemps hors de chez moi.
"Quels ne furent pas mon horreur et mon étonnement quand, rentrant à la maison, le premier objet qui frappa mes regards fut mon petit bonhomme, l’espiègle compagnon de ma vie, pendu au panneau de cette armoire ! Ses pieds touchaient presque le plancher ; une chaise, qu’il avait sans doute repoussée du pied, était renversée à côté de lui ; sa tête était penchée convulsivement sur une épaule ; son visage, boursouflé, et ses yeux, tout grands ouverts avec une fixité effrayante, me causèrent d’abord l’illusion de la vie. Le dépendre n’était pas une besogne aussi facile que vous le pouvez croire. Il était déjà fort roide, et j’avais une répugnance inexplicable à le faire brusquement tomber sur le sol. Il fallait le soutenir tout entier avec un bras, et, avec la main de l’autre bras, couper la corde. Mais cela fait, tout n’était pas fini ; le petit monstre s’était servi d’une ficelle fort mince qui était entrée profondément dans les chairs, et il fallait maintenant, avec de minces ciseaux, chercher la corde entre les deux bourrelets de l’enflure, pour lui dégager le cou.
"J’ai négligé de vous dire que j’avais vivement appelé au secours ; mais tous mes voisins avaient refusé de me venir en aide, fidèles en cela aux habitudes de l’homme civilisé, qui ne veut jamais, je ne sais pourquoi, se mêler des affaires d’un pendu. Enfin vint un médecin qui déclara que l’enfant était mort depuis plusieurs heures. Quand, plus tard, nous eûmes à le déshabiller pour l’ensevelissement, la rigidité cadavérique était telle, que, désespérant de fléchir les membres, nous dûmes lacérer et couper les vêtements pour les lui enlever.
« Le commissaire, à qui, naturellement, je dus déclarer l’accident, me regarda de travers et me dit : » Voilà qui est louche !" mû sans doute par un désir invétéré et une habitude d’état de faire peur, à tout hasard, aux innocents comme aux coupables.
Restait une tâche suprême à accomplir, dont la seule pensée me causait une angoisse terrible : il fallait avertir les parents. Mes pieds refusaient de m’y conduire. Enfin j’eus ce courage. Mais, à mon grand étonnement, la mère fut impassible, pas une larme ne suinta du coin de son oeil. J’attribuai cette étrangeté à l’horreur même qu’elle devait éprouver, et je me souvins de la sentence connue : « Les douleurs les plus terribles sont les douleurs muettes. » Quant au père, il se contenta de dire d’un air moitié abruti, moitié rêveur : « Après tout, cela vaut peut-être mieux ainsi ; il aurait toujours mal fini ! »
Cependant le corps était étendu sur mon divan, et, assisté d’une servante, je m’occupais des derniers préparatifs, quand la mère entra dans mon atelier. Elle voulait, disait-elle, voir le cadavre de son fils. Je ne pouvais pas, en vérité, l’empêcher de s’enivrer de son malheur et lui refuser cette suprême et sombre consolation. Ensuite elle me pria de lui montrer l’endroit où son petit s’était pendu. « Oh ! non ! madame, — lui répondis-je, — cela vous ferait mal. » Et comme involontairement mes yeux se tournaient vers la funèbre armoire, je m’aperçus, avec un dégoût mêlé d’horreur et de colère, que le clou était resté fiché dans la paroi, avec un long bout de corde qui traînait encore. Je m’élançai vivement pour arracher ces derniers vestiges du malheur, et comme j’allais les lancer au dehors par la fenêtre ouverte, la pauvre femme saisit mon bras et me dit d’une voix irrésistible : « Oh ! monsieur ! laissez-moi cela ! je vous en prie ! je vous en supplie ! » Son désespoir l’avait, sans doute, me parut-il, tellement affolée, qu’elle s’éprenait de tendresse maintenant pour ce qui avait servi d’instrument à la mort de son fils et le voulait garder comme une horrible et chère relique. — Et elle s’empara du clou et de la ficelle.
"Enfin ! enfin ! tout était accompli. Il ne me restait plus qu’à me remettre au travail, plus vivement encore que d’habitude, pour chasser peu à peu ce petit cadavre qui hantait les replis de mon cerveau, et dont le fantôme me fatiguait de ses grands yeux fixes. Mais le lendemain je reçus un paquet de lettres : les unes, des locataires de ma maison, quelques autres des maisons voisines ; l’une, du premier étage ; l’autre, du second ; l’autre, du troisième, et ainsi de suite, les unes en style demi-plaisant, comme cherchant à déguiser sous un apparent badinage la sincérité de la demande ; les autres, lourdement effrontées et sans orthographe, mais toutes tendant au même but, c’est-à-dire à obtenir de moi un morceau de la funeste et béatifique corde. Parmi les signataires il y avait, je dois le dire, plus de femmes que d’hommes ; mais tous, croyez-le bien, n’appartenaient pas à la classe infime et vulgaire. J’ai gardé ces lettres.
« Et alors, soudainement, une lueur se fit dans mon cerveau, et je compris pourquoi la mère tenait tant à m’arracher la ficelle et par quel commerce elle entendait se consoler. »

 XXXI. Les vocations

Dans un beau jardin où les rayons d’un soleil automnal semblaient s’attarder à plaisir, sous un ciel déjà verdâtre où des nuages d’or flottaient comme des continents en voyage, quatre beaux enfants, quatre garçons, las de jouer sans doute, causaient entre eux.
L’un disait : « Hier on m’a mené au théâtre. Dans des palais grands et tristes, au fond desquels on voit la mer et le ciel, des hommes et des femmes, sérieux et tristes aussi, mais bien plus beaux et bien mieux habillés que ceux que nous voyons partout, parlent avec une voix chantante. Ils se menacent, ils supplient, ils se désolent ; et ils appuient souvent leur main sur un poignard enfoncé dans leur ceinture. Ah ! c’est bien beau ! Les femmes sont bien plus belles et bien plus grandes que celles qui viennent nous voir à la maison, et, quoique avec leurs grands yeux creux et leurs joues enflammées elles aient l’air terrible, on ne peut pas s’empêcher de les aimer. On a peur, on a envie de pleurer, et cependant l’on est content... Et puis, ce qui est plus singulier, cela donne envie d’être habillé de même, de dire et de faire les mêmes choses, et de : parler avec la même voix... »
L’un des quatre enfants, qui depuis quelques secondes n’écoutait plus le discours de son camarade et observait avec une fixité étonnante je ne sais quel point du ciel, dit tout à coup : "Regardez, regardez là-bas... ! Le voyez-vous ? Il est assis sur ce petit nuage isolé, ce petit nuage couleur de feu, qui marche doucement. Lui aussi, on dirait qu’il nous regarde.
« Mais qui donc ? » demandèrent les autres.
« Dieu ! répondit-il avec un accent parfait de conviction. Ah ! il est déjà bien loin ; tout à l’heure vous ne pourrez plus le voir. Sans doute, il voyage, pour visiter tous les pays. Tenez, il va passer derrière cette rangée d’arbres qui est presque à l’horizon... et maintenant il descend derrière le clocher... Ah ! on ne le voit plus ! » Et l’enfant resta longtemps tourné du même côté, fixant sur la ligne qui sépare la terre du ciel des yeux où brillait une inexprimable expression : d’extase et de regret.
« Est-il bête, celui-là, avec son bon Dieu, que lui seul peut apercevoir ! dit alors le troisième, dont toute la petite personne était marquée d’une vivacité et d’une vitalité singulières. Moi, je vais vous raconter comment il m’est arrivé quelque chose qui ne vous est jamais arrivé, et qui est un peu plus intéressant que votre théâtre et vos nuages. — Il y a quelques jours, mes parents m’ont emmené en voyage avec eux, et, comme dans l’auberge où nous nous sommes arrêtés, il n’y avait pas assez de lits pour nous tous, il a été décidé que je dormirais dans le même lit que ma bonne. — Il attira ses camarades plus près de lui, et parla d’une voix plus basse. — »Ça fait un singulier effet, allez, de n’être pas couché seul et d’être dans un lit avec sa bonne, dans les ténèbres. Comme je ne dormais pas, je me suis amusé pendant qu’elle dormait, à passer ma main sur ses bras, sur son cou et sur ses épaules. Elle a les bras et le cou bien plus gros que toutes les autres femmes, et la peau en est si douce, si douce qu’on dirait du papier à lettre ou du papier de soie. J’y avais tant de plaisir que j’aurais longtemps continué, si je n’avais pas eu peur, peur de la réveiller d’abord, et puis encore peur de je ne sais quoi. Ensuite j’ai fourré ma tête dans ses cheveux qui pendaient dans son dos, épais comme une crinière, et ils sentaient aussi bon, je vous assure, que les fleurs du jardin, à cette heure-ci. Essayez, quand vous pourrez, d’en faire autant que moi, et vous verrez !"
Le jeune auteur de cette prodigieuse révélation avait, en faisant son récit, les yeux écarquillés par une sorte de stupéfaction de ce qu’il éprouvait encore, et les rayons du soleil couchant, en glissant à travers les boucles rousses de sa chevelure ébouriffée, y allumaient comme une auréole sulfureuse de passion. Il était facile de deviner que celui-là ne perdrait pas sa vie à chercher la Divinité dans les nuées, et qu’il la trouverait fréquemment ailleurs.
Enfin le quatrième dit : "Vous savez que je ne m’amuse guère à la maison ; on ne me mène jamais au spectacle ; mon tuteur est trop avare ; Dieu ne s’occupe pas de moi et de mon ennui, et je n’ai pas une belle bonne pour me dorloter. Il m’a souvent semblé que mon plaisir serait d’aller toujours droit devant moi, sans savoir où, sans que personne s’en inquiète, et de voir toujours des pays nouveaux. Je ne suis jamais bien nulle part, et je crois toujours que je serais mieux ailleurs que là où je suis. Eh bien ! j’ai vu, à la dernière foire du village, trois hommes qui vivent comme je voudrais vivre. Vous n’y avez pas fait attention, vous autres. Ils étaient grands, presque noirs et très-fiers, quoique en guenilles, avec l’air de n’avoir besoin de personne. Leurs grands yeux sombres sont devenus tout à fait brillants pendant qu’ils faisaient de la musique ; une musique si surprenante qu’elle donne envie tantôt de danser, tantôt de pleurer, ou de faire les deux à la fois, et qu’on deviendrait comme fou si on les écoutait trop longtemps.
L’un, en traînant son archet sur son violon, semblait raconter un chagrin, et l’autre, en faisant sautiller son petit marteau sur les cordes d’un petit piano suspendu à son cou par une courroie, avait l’air de se moquer de la plainte de son voisin, tandis que le troisième choquait, de temps à autre, ses cymbales avec une violence extraordinaire. Ils étaient si contents d’eux-mêmes, qu’ils ont continué à jouer leur musique de sauvages, même après que la foule s’est dispersée. Enfin ils ont ramassé leurs sous, ont chargé leur bagage sur leur dos, et sont partis. Moi, voulant savoir où ils demeuraient, je les ai suivis de loin, jusqu’au bord de la forêt, où j’ai compris seulement alors, qu’ils ne demeuraient nulle part.
Alors l’un a dit : « Faut-il déployer la tente ? »
« Ma foi ! non ! » a répondu l’autre, « il fait une si belle nuit ! »
Le troisième disait en comptant la recette : « Ces gens-là ne sentent pas la musique, et leurs femmes dansent comme des ours. Heureusement, avant un mois nous serons en Autriche, où nous trouverons un peuple plus aimable. » _« Nous ferions peut-être mieux d’aller vers l’Espagne, car voici la saison qui s’avance ; fuyons avant les pluies et ne mouillons que notre gosier », a dit un des deux autres.
« J’ai tout retenu, comme vous voyez. Ensuite ils ont bu chacun une tasse d’eau-de-vie et se sont endormis, le front tourné vers les étoiles. J’avais eu d’abord envie de les prier de m’emmener avec eux et de m’apprendre à jouer de leurs instruments ; mais je n’ai pas osé, sans doute parce qu’il est toujours très-difficile de se décider à n’importe quoi, et aussi parce que j’avais peur d’être rattrapé avant d’être hors de France. »
L’air peu intéressé des trois autres camarades me donna à penser que ce petit était déjà un incompris. Je le regardais attentivement ; il y avait dans son oeil et dans son front ce je ne sais quoi de précocement fatal qui éloigne généralement la sympathie, et qui, je ne sais pourquoi, excitait la mienne, au point que j’eus un instant l’idée bizarre que je pouvais avoir un frère à moi-même inconnu.
Le soleil était couché. La nuit solennelle avait pris place. Les enfants se séparèrent, chacun allant, à son insu, selon les circonstances et les hasards, mûrir sa destinée, scandaliser ses proches et graviter vers la gloire ou vers le déshonneur.

 XXXII. Le Thyrse

Qu’est-ce qu’un thyrse ?
Selon le sens moral et poétique, c’est un emblème sacerdotal dans la main des prêtres ou prêtresses célébrant la divinité dont ils sont les interprètes et les serviteurs. Mais physiquement ce n’est qu’un bâton, un pur bâton, perche à houblon, tuteur de vigne, sec, dur et droit. Autour de ce bâton, dans des méandres capricieux, se jouent et folâtrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuses et fuyardes, celles-là penchées comme des cloches ou des coupes renversées. Et une gloire étonnante jaillit de cette complexité de lignes et de couleurs, tendres ou éclatantes. Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite et dansent autour dans une muette adoration ? Ne dirait-on pas que toutes ces corolles délicates, tous ces calices, explosions de senteurs et de couleurs, exécutent un mystique fandango autour du bâton hiératique ? Et quel est, cependant, le mortel imprudent qui osera décider si les fleurs et les pampres ont été faits pour le bâton, ou si le bâton n’est que le prétexte pour montrer la beauté des pampres et des fleurs ? Le thyrse est la représentation de votre étonnante dualité, maître puissant et vénéré, cher Bacchant de la Beauté mystérieuse et passionnée. Jamais nymphe exaspérée par l’invincible Bacchus ne secoua son thyrse sur les têtes de ses compagnes affolées avec autant d’énergie et de caprice que vous agitez votre génie sur les cœurs de vos frères. — Le bâton, c’est votre volonté, droite, ferme et inébranlable ; les fleurs, c’est la promenade de votre fantaisie autour de votre volonté ; c’est l’élément féminin exécutant autour du mâle ses prestigieuses pirouettes. Ligne droite et ligne arabesque, intention et expression, roideur de la volonté, sinuosité du verbe, unité du but, variété des moyens, amalgame tout-puissant et indivisible du génie, quel analyste aura le détestable courage de vous diviser et de vous séparer ?
Cher Liszt, à travers les brumes, par delà les fleuves, par-dessus les villes où les pianos chantent votre gloire, ou l’imprimerie traduit votre sagesse, en quelque lieu que vous soyez, dans les splendeurs de la ville éternelle ou dans les brumes des pays rêveurs que console Cambrinus, improvisant des chants de délectation ou d’ineffable douleur, ou confiant au papier vos méditations abstruses, chantre de la Volupté et de l’Angoisse éternelles, philosophe, poëte et artiste, je vous salue en l’immortalité !

 XXXIII. Enivrez-vous

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

 XXXIV. Déjà

Cent fois déjà le soleil avait jailli, radieux ou attristé, de cette cuve immense de la mer dont les bords ne se laissent qu’à peine apercevoir ; cent fois il s’était replongé, étincelant ou morose, dans son immense bain du soir. Depuis nombre de jours, nous pouvions contempler l’autre côté du firmament et déchiffrer l’alphabet céleste des antipodes. Et chacun des passagers gémissait et grognait. On eût dit que l’approche de la terre exaspérait leur souffrance.
« Quand donc, disaient-ils, cesserons-nous de dormir un sommeil secoué par la lame, troublé par un vent qui ronfle plus haut que nous ? Quand pourrons-nous manger de la viande qui ne soit pas salée comme l’élément infâme qui nous porte ? Quand pourrons-nous digérer dans un fauteuil immobile ? »
Il y en avait qui pensaient à leur foyer, qui regrettaient leurs femmes infidèles et maussades, et leur progéniture criarde. Tous étaient si affolés par l’image de la terre absente, qu’ils auraient, je crois, mangé de l’herbe avec plus d’enthousiasme que les bêtes.
Enfin un rivage fut signalé ; et nous vîmes, en approchant, que c’était une terre magnifique, éblouissante. Il semblait que les musiques de la vie s’en détachaient en un vague murmure, et que de ces côtes, riches en verdures de toute sorte, s’exhalait, jusqu’à plusieurs lieues, une délicieuse odeur de fleurs et de fruits.
Aussitôt chacun fut joyeux, chacun abdiqua sa mauvaise humeur. Toutes les querelles furent oubliées, tous les torts réciproques pardonnés ; les duels convenus furent rayés de la mémoire, et les rancunes s’envolèrent comme des fumées.
Moi seul j’étais triste, inconcevablement triste. Semblable à un prêtre à qui on arracherait sa divinité, je ne pouvais, sans une navrante amertume, me détacher de cette mer si monstrueusement séduisante, de cette mer si infiniment variée dans son effrayante simplicité, et qui semble contenir en elle et représenter par ses jeux, ses allures, ses colères et ses sourires, les humeurs, les agonies et les extases de toutes les âmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront !
En disant adieu à cette incomparable beauté, je me sentais abattu jusqu’à la mort ; et c’est pourquoi, quand chacun de mes compagnons dit : « Enfin ! » je ne pus crier que : « Déjà ! »
Cependant c’était la terre, la terre avec ses bruits, ses passions, ses commodités, ses fêtes ; c’était une terre riche et magnifique, pleine de promesses, qui nous envoyait un mystérieux parfum de rose et de musc, et d’où les musiques de la vie nous arrivaient en un amoureux murmure.

 XXXV. Les fenêtres

Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

 XXXVI. Le désir de peindre

Malheureux peut-être l’homme, mais heureux l’artiste que le désir déchire !
Je brûle de peindre celle qui m’est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit. Comme il y a longtemps déjà qu’elle a disparu !
Elle est belle, et plus belle ; elle est surprenante. En elle le noir abonde : et tout ce qu’elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l’éclair : c’est une explosion dans les ténèbres.
Je la comparerais à un soleil noir, si l’on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur. Mais elle fait plus volontiers penser à la lune, qui sans doute l’a marquée de sa redoutable influence ; non pas la lune blanche des idylles, qui ressemble à une froide mariée, mais la lune sinistre et enivrante, suspendue au fond d’une nuit orageuse et bousculée par les nuées qui courent ; non pas la lune paisible et discrète visitant le sommeil des hommes purs, mais la lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée, que les Sorcières thessaliennes contraignent durement à danser sur l’herbe terrifiée !
Dans son petit front habitent la volonté tenace et l’amour de la proie. _ Cependant, au bas de ce visage inquiétant, où des narines mobiles aspirent l’inconnu et l’impossible, éclate, avec une grâce inexprimable, le rire d’une grande bouche, rouge et blanche, et délicieuse, qui fait rêver au miracle d’une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique.
Il y a des femmes qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles ; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard.

 XXXVII. Les bienfaits de la lune

La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit : « Cette enfant me plaît. »
Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres. Puis elle s’étendit sur toi avec la tendresse souple d’une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restées vertes, et tes joues extraordinairement pâles. _ C’est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis ; et elle t’a si tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours l’envie de pleurer.
Cependant, dans l’expansion de sa joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère phosphorique, comme un poison lumineux ; et toute cette lumière vivante pensait et disait : "Tu subiras éternellement l’influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence et la nuit ; la mer immense et verte ; l’eau informe et multiforme ; le lieu où tu ne seras pas ; l’amant que tu ne connaîtras pas ; les fleurs monstrueuses ; les parfums qui font délirer ; les chats qui se pâment sur les pianos, et qui gémissent comme les femmes, d’une voix rauque et douce !
« Et tu serais aimée de mes amants, courtisée par mes courtisans. Tu seras la reine des hommes aux yeux verts dont j’ai serré aussi la gorge dans mes caresses nocturnes ; de ceux-là qui aiment la mer, la mer immense, tumultueuse et verte, l’eau informe et multiforme, le lieu où ils ne sont pas, la femme qu’ils ne connaissent pas, les fleurs sinistres qui ressemblent aux encensoirs d’une religion inconnue, les parfums qui troublent la volonté, et les animaux sauvages et voluptueux qui sont les emblèmes de leur folie. »

Et c’est pour cela, maudite chère enfant gâtée, que je suis maintenant couché à tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques.

 XXXVIII. Laquelle est la vraie ?

J’ai connu une certaine Bénédicta, qui remplissait l’atmosphère d’idéal, et dont les yeux répandaient le désir de la grandeur, de la beauté, de la gloire et de tout ce qui fait croire à l’immortalité.
Mais cette fille miraculeuse était trop belle pour vivre longtemps, aussi est-elle morte quelques jours après que j’eus fait sa connaissance, et c’est moi-même qui l’ai enterrée, un jour que le printemps agitait son encensoir jusque dans les cimetières. C’est moi qui l’ai enterrée, bien close dans une bière d’un bois parfumé et incorruptible comme les coffres de l’Inde.
Et comme mes yeux restaient fichés sur le lieu où était enfoui mon trésor, je vis subitement une petite personne qui ressemblait singulièrement à la défunte, et qui, piétinant sur la terre fraîche avec une violence hystérique et bizarre, disait en éclatant de rire :
« C’est moi, la vraie Bénédicta ! C’est moi, une fameuse canaille ! Et pour la punition de ta folie et de ton aveuglement, tu m’aimeras telle que je suis ! »
Mais moi, furieux, j’ai répondu : « Non ! non ! non ! » Et pour mieux accentuer mon refus, j’ai frappé si violemment la terre du pied que ma jambe s’est enfoncée jusqu’au genou dans la sépulture récente, et que, comme un loup pris au piège, je reste attaché, pour toujours peut-être, à la fosse de l’idéal.

 XXXIX. Un cheval de race

Elle est bien laide. Elle est délicieuse pourtant !
Le Temps et l’Amour l’ont marquée de leurs griffes et lui ont cruellement enseigné ce que chaque minute et chaque baiser emportent de jeunesse et de fraîcheur.
Elle est vraiment laide ; elle est fourmi, araignée, si vous voulez, squelette même ; mais aussi elle est breuvage, magistère, sorcellerie ! en somme, elle est exquise.
Le Temps n’a pu rompre l’harmonie pétillante de sa démarche ni l’élégance indestructible de son armature. L’Amour n’a pas altéré la suavité de son haleine d’enfant ; et le Temps n’a rien arraché de son abondance crinière d’où s’exhale en fauves parfums toute la vitalité endiablée du Midi français : Nîmes, Aix, Arles, Avignon, Narbonne, Toulouse, villes bénies du soleil, amoureuses et charmantes !
Le Temps et l’Amour l’ont vainement mordue à belles dents ; ils n’ont rien diminué du charme vague, mais éternel, de sa poitrine garçonnière.
Usée peut-être, mais non fatiguée, et toujours héroïque, elle fait penser à ces chevaux de grande race que l’oeil du véritable amateur reconnaît, même attelés à un carrosse de louage ou à un lourd chariot.
Et puis elle est si douce et si fervente ! Elle aime comme on aime en automne ; on dirait que les approches de l’hiver allument dans son cœur un feu nouveau, et la servilité de sa tendresse n’a jamais rien de fatigant.

 XL. Le miroir

Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.
« — Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu’avec déplaisir ? »
L’homme épouvantable me répond : « — Monsieur, d’après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits ; donc je possède le droit de me mirer ; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience. »
Au nom du bon sens, j’avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n’avait pas tort.

 XLI. Le port

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rhythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.

 XLII. Portraits de maîtresses

Dans un boudoir d’hommes, c’est-à-dire dans un fumoir attenant à un élégant tripot, quatre hommes fumaient et buvaient. Ils n’étaient précisément ni jeunes ni vieux, ni beaux ni laids, mais vieux ou jeunes, ils portaient cette distinction non méconnaissable des vétérans de la joie, cet indescriptible je ne sais quoi, cette tristesse froide et railleuse qui dit clairement : « Nous avons fortement vécu, et nous cherchons ce que nous pourrions aimer et estimer. »
L’un d’eux jeta la causerie sur le sujet des femmes. Il eût été plus philosophique de n’en pas parler du tout ; mais il y a des gens d’esprit qui, après boire, ne méprisent pas les conversations banales. On écoute alors celui qui parle, comme on écouterait de la musique de danse.
« Tous les hommes, disait celui-ci, ont eu l’âge de Chérubin : c’est l’époque où, faute de dryades, on embrasse, sans dégoût, le tronc des chênes. C’est le premier degré de l’amour. Au second degré, on commence à choisir. Pouvoir délibérer, c’est déjà une décadence. C’est alors qu’on recherche décidément la beauté. Pour moi, messieurs, je me fais gloire d’être arrivé, depuis longtemps, à l’époque climatérique du troisième degré où la beauté elle-même ne suffit plus, si elle n’est assaisonnée par le parfum ? la parure, et caetera. J’avouerai même que j’aspire quelquefois, comme à un bonheur inconnu, à un certain quatrième degré qui doit marquer le calme absolu. Mais, durant toute ma vie, excepté à l’âge de Chérubin, j’ai été plus sensible que tout autre à l’énervante sottise, à l’irritante médiocrité des femmes. Ce que j’aime surtout dans les animaux, c’est leur candeur. Jugez donc combien j’ai dû souffrir par ma dernière maîtresse. C’était la bâtarde d’un prince. Belle, cela va sans dire ; sans cela, pourquoi l’aurais-je prise ? Mais elle gâtait cette grande qualité par une ambition malséante et difforme. C’était une femme qui voulait toujours faire l’homme. »Vous n’êtes pas un homme !« _ »Ah ! si j’étais un homme ! De nous deux, c’est moi qui suis l’homme !« Tels étaient les insupportables refrains qui sortaient de cette bouche d’où je n’aurais voulu voir s’envoler que des chansons. A propos d’un livre, d’un poëme, d’un opéra pour lequel je laissais échapper mon admiration : »Vous croyez peut-être que cela est très-fort ? disait-elle aussitôt ; est-ce que vous vous connaissez en force ? et elle argumentait.
"Un beau jour elle s’est mise à la chimie ; de sorte qu’entre ma bouche et la sienne je trouvai désormais un masque de verre. Avec tout cela, fort bégueule. Si parfois je la bousculais par un geste un peu trop amoureux, elle se convulsait comme une sensitive violée...
— Comment cela a-t-il fini ? dit l’un des trois autres. Je ne vous savais pas si patient.
— Dieu, reprit-il, mit le remède dans le mal. Un jour je trouvai cette Minerve, affamée de force idéale, en tête-à-tête avec mon domestique, et dans une situation qui m’obligea à me retirer discrètement pour ne pas les faire rougir. Le soir je les congédiai tous les deux, en leur payant les arrérages de leurs gages.
— Pour moi, reprit l’interrupteur, je n’ai à me plaindre que de moi-même. Le bonheur est venu habiter chez moi, et je ne l’ai pas reconnu. La destinée m’avait, en ces derniers temps, octroyé la jouissance d’une femme qui était bien la plus douce, la plus soumise et la plus dévouée des créatures, et toujours prête ! et sans enthousiasme ! « Je le veux bien, puisque cela vous est agréable. » C’était sa réponse ordinaire. Vous donneriez la bastonnade à ce mur ou à ce canapé, que vous en tireriez plus de soupirs que n’en tiraient du sein de ma maîtresse les élans de l’amour le plus forcené. Après un an de vie commune, elle m’avoua qu’elle n’avait jamais connu le plaisir. Je me dégoûtai de ce duel inégal, et cette fille incomparable se maria. J’eus plus tard la fantaisie de la revoir, et elle me dit, en me montrant six beaux enfants : « Eh bien ! mon cher ami, l’épouse est encore aussi vierge que l’était votre maîtresse. » Rien n’était changé dans cette personne. Quelquefois je la regrette : j’aurais dû l’épouser."
Les autres se mirent à rire, et un troisième dit à son tour :
— « Messieurs, j’ai connu des jouissances que vous avez peut-être négligées. Je veux parler du comique dans l’amour, et d’un comique qui n’exclut pas l’admiration. J’ai plus admiré ma dernière maîtresse que vous n’avez pu, je crois, haïr ou aimer les vôtres. Et tout le monde l’admirait autant que moi. Quand nous entrions dans un restaurant, au bout de quelques minutes, chacun oubliait de manger pour la contempler. Les garçons eux-mêmes et la dame du comptoir ressentaient cette extase contagieuse jusqu’à oublier leurs devoirs. Bref, j’ai vécu quelque temps en tête-à-tête avec un phénomène vivant. Elle mangeait, mâchait, broyait, dévorait, engloutissait, mais avec l’air le plus léger et le plus insouciant du monde. Elle m’a tenu ainsi longtemps en extase. Elle avait une manière douce, rêveuse, anglaise et romanesque de dire : »J’ai faim !" Et elle répétait ces mots jour et nuit en montrant les plus jolies dents du monde, qui vous eussent attendris et égayés à la fois. — J’aurais pu faire ma fortune en la montrant dans les foires comme monstre polyphage. Je la nourrissais bien ; et cependant elle m’a quitté... — Pour un fournisseur aux vivres, sans doute ?— Quelque chose d’approchant, une espèce d’employé dans l’intendance qui, par quelque tour de bâton à lui connu, fournit peut-être à cette pauvre enfant la ration de plusieurs soldats. C’est du moins ce que j’ai supposé.
— Moi, dit le quatrième, j’ai enduré des souffrances atroces par le contraire de ce qu’on reproche en général à l’égoïste femelle. Je vous trouve mal venus, trop fortunés mortels, à vous plaindre des imperfections de vos maîtresses !« _ Cela fut dit d’un ton fort sérieux, par un homme d’un aspect doux et posé, d’une physionomie presque cléricale, malheureusement illuminée par des yeux d’un gris clair, de ces yeux dont le regard dit : »Je veux !« ou : »Il faut !« ou bien : »Je ne pardonne jamais !« _ »Si, nerveux comme je vous connais, vous, G.... lâches et légers comme vous êtes, vous deux, K... et J..., vous aviez été accouplés à une certaine femme de ma connaissance, ou vous vous seriez enfuis, ou vous seriez morts. Moi, j’ai survécu, comme vous voyez. Figurez-vous une personne incapable de commettre une erreur de sentiment ou de calcul ; figurez-vous une sérénité désolante de caractère ; un dévouement sans comédie et sans emphase ; une douceur sans faiblesse ; une énergie sans violence. L’histoire de mon amour ressemble à un interminable voyage sur une surface pure et polie comme un miroir, vertigineusement monotone, qui aurait réfléchi tous mes sentiments et mes gestes avec l’exactitude ironique de ma propre conscience, de sorte que je ne pouvais pas me permettre un geste ou un sentiment déraisonnable sans apercevoir immédiatement le reproche muet de mon inséparable spectre. L’amour m’apparaissait comme une tutelle. Que de sottises elle m’a empêché de faire, que je regrette de n’avoir pas commises ! Que de dettes payées malgré moi ! Elle me privait de tous les bénéfices que j’aurais pu tirer de ma folie personnelle. Avec une froide et infranchissable règle, elle barrait tous mes caprices. Pour comble d’horreur, elle n’exigeait pas de reconnaissance, le danger passé. Combien de fois ne me suis-je pas retenu de lui sauter à la gorge, en lui criant : « Sois donc imparfaite, misérable ! afin que je puisse t’aimer sans malaise et sans colère ! » Pendant plusieurs années, je l’ai admirée, le cœur plein de haine. Enfin, ce n’est pas moi qui en suis mort !
— Ah ! firent les autres, elle est donc morte ?
— Oui ! cela ne pouvait continuer ainsi. L’amour était devenu pour moi un cauchemar accablant. Vaincre ou mourir, comme dit la Politique, telle était l’alternative que m’imposait la destinée ! Un soir, dans un bois... au bord d’une mare..., après une mélancolique promenade où ses yeux, à elle, réfléchissaient la douceur du ciel, et où mon cœur, à moi, était crispé comme l’enfer...
— Quoi !
— Comment !
— Que voulez-vous dire ?
— C’était inévitable. J’ai trop le sentiment de l’équité pour battre, outrager ou congédier un serviteur irréprochable. Mais il fallait accorder ce sentiment avec l’horreur que cet être m’inspirait ; me débarrasser de cet être sans lui manquer de respect. Que vouliez-vous que je fisse d’elle, puisqu’elle était parfaite ?"
Les trois autres compagnons regardèrent celui-ci avec un regard vague et légèrement hébété, comme feignant de ne pas comprendre et comme avouant implicitement qu’ils ne se sentaient pas, quant à eux, capables d’une action aussi rigoureuse, quoique suffisamment expliquée d’ailleurs.
Ensuite on fit apporter de nouvelles bouteilles, pour tuer le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la Vie qui coule si lentement.

 XLIII. Le galant tireur

Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrêter dans le voisinage d’un tir, disant qu’il lui serait agréable de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Tuer ce monstre-là, n’est-ce pas l’occupation la plus ordinaire et la plus légitime de chacun ? — Et il offrit galamment la main à sa chère, délicieuse et exécrable femme, à cette mystérieuse femme à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et peut-être aussi une grande partie de son génie.
Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé ; l’une d’elles s’enfonça même dans le plafond ; et comme la charmante créature riait follement, se moquant de la maladresse de son époux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit : « Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l’air et qui a la mine si hautaine. Eh bien ! cher ange, Je me figure que c’est vous. » Et il ferma les yeux et il lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée.
Alors s’inclinant vers sa chère, sa délicieuse, son exécrable femme, son inévitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il ajouta : « Ah ! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse ! »

 XLIV. La soupe et les nuages

Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation : « — Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts. »
Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j’entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, la voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait : « — Allez-vous bientôt manger votre soupe, s... b... de marchand de nuages ? »

 XLV. Le tir et le cimetière

— A la vue du cimetière, Estaminet. " — Singulière enseigne, — se dit notre promeneur, — mais bien faite pour donner soif ! A coup sûr, le maître de ce cabaret sait apprécier Horace et les poëtes élèves d’Epicure.
Peut-être même connaît-il le raffinement profond des anciens Egyptiens, pour qui il n’y avait pas de bon festin sans squelette, ou sans un emblème quelconque de la brièveté de la vie."
Et il entra, but un verre de bière en face des tombes, et fuma lentement un cigare. Puis la fantaisie le prit de descendre dans ce cimetière, dont l’herbe était si haute et si invitante, et où régnait un si riche soleil.
En effet, la lumière et la chaleur y faisaient rage, et l’on eût dit que le soleil ivre se vautrait tout de son long sur un tapis de fleurs magnifiques engraissées par la destruction. Un immense bruissement de vie remplissait l’air — la vie des infiniment petits,— coupé à intervalles réguliers par la crépitation des coups de feu d’un tir voisin, qui éclataient comme l’explosion des bouchons de champagne dans le bourdonnement d’une symphonie en sourdine.
Alors, sous le soleil qui lui chauffait le cerveau et dans l’atmosphère des ardents parfums de la Mort, il entendit une voix chuchoter sous la tombe où il s’était assis. Et cette voix disait : « Maudites soient vos cibles et vos carabines, turbulents vivants, qui vous souciez si peu des défunts et de leur divin repos ! Maudites soient vos ambitions, maudits soient vos calculs, mortels impatients, qui venez étudier l’art de tuer auprès du sanctuaire de la Mort ! Si vous saviez comme le prix est facile à gagner, comme le but est facile à toucher, et combien tout est néant, excepté la Mort, vous ne vous fatigueriez pas tant, laborieux vivants, et vous troubleriez moins souvent le sommeil de ceux qui depuis longtemps ont mis dans le But, dans le seul vrai but de la détestable vie ! »

 XLVI. Perte d’auréole

"Eh ! quoi ! vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de quintessences ! vous, le mangeur d’ambroisie ! En vérité, il y a là de quoi me surprendre.
— Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n’ai pas eu le courage de la ramasser. J’ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, à quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer à la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout semblable à vous, comme vous voyez !
— Vous devriez au moins faire afficher cette auréole, ou la faire réclamer par le commissaire.
— Ma foi ! non. Je me trouve bien ici. Vous seul, vous m’avez reconnu. D’ailleurs la dignité m’ennuie. Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais poëte la ramassera et s’en coiffera impudemment. Faire un heureux, quelle jouissance ! et surtout un heureux qui me fera rire ! Pensez à X, ou à Z ! Hein ! comme ce sera drôle !"

 XLVII. Mademoiselle Bistouri

Comme j’arrivais à l’extrémité du faubourg, sous les éclairs du gaz, je sentis un bras qui se coulait doucement sous le mien, et j’entendis une voix qui me disait à l’oreille : « Vous êtes médecin, monsieur ? »
Je regardai ; c’était une grande fille, robuste, aux yeux très-ouverts, légèrement fardée, les cheveux flottant au vent avec les brides de son bonnet.
« — Non ; je ne suis pas médecin. Laissez-moi passer. — Oh ! si ! vous êtes médecin. Je le vois bien. Venez chez moi. Vous serez bien content de moi, allez ! — Sans doute, j’irai vous voir, mais plus tard, après le médecin, que diable !... Ah ! ah ! — fit-elle, toujours suspendue à mon bras, et en éclatant de rire, — vous êtes un médecin farceur, j’en ai connu plusieurs dans ce genre-là. Venez. »
J’aime passionnément le mystère, parce que j’ai toujours l’espoir de le débrouiller. Je me laissai donc entraîner par cette compagne, ou plutôt par cette énigme inespérée.
J’omets la description du taudis ; on peut la trouver dans plusieurs vieux poëtes français bien connus. Seulement, détail non aperçu par Régnier, deux ou trois portraits de docteurs célèbres étaient suspendus aux murs.
Comme je fus dorloté ! Grand feu, vin chaud, cigares ; et en m’offrant ces bonnes choses et en allumant elle-même un cigare, la bouffonne créature me disait : « Faites comme chez vous, mon ami, mettez-vous à l’aise. Ça vous rappellera l’hôpital et le bon temps de la jeunesse. — Ah çà ! où donc avez-vous gagné ces cheveux blancs ? Vous n’étiez pas ainsi, il n’y a pas encore bien longtemps, quand vous étiez interne de L... Je me souviens que c’était vous qui l’assistiez dans les opérations graves. En voilà un homme qui aime couper, tailler et rogner ! C’était vous qui lui tendiez les instruments, les fils et les éponges. — Et comme, l’opération faite, il disait fièrement, en regardant sa montre : »Cinq minutes, messieurs ! — Oh ! moi, je vais partout. Je connais bien ces Messieurs.« _ Quelques instants plus tard, me tutoyant, elle reprenait son antienne, et me disait : »Tu es médecin, n’est-ce pas, mon chat ?« _ Cet inintelligible refrain me fit sauter sur mes jambes. »Non ! criai-je furieux.
— Chirurgien, alors ?
— Non ! non ! à moins que ce ne soit pour te couper la tête ! S... s... c... de s... m... !
— Attends, reprit-elle, tu vas voir."
Et elle tira d’une armoire une liasse de papiers, qui n’était autre chose que la collection des portraits des médecins illustres de ce temps, lithographiés par Maurin, qu’on a pu voir étalée pendant plusieurs années sur le quai Voltaire.
"Tiens ! le reconnais-tu celui-ci ?
— Oui ! c’est X. Le nom est au bas d’ailleurs ; mais je le connais personnellement.
— Je savais bien ! Tiens ! voilà Z., celui qui disait à son cours, en parlant de X. : « Ce monstre qui porte sur son visage la noirceur de son âme ! » Tout cela, parce que l’autre n’était pas de son avis dans la même affaire ! Comme on riait de ça à l’Ecole, dans le temps ! Tu t’en souviens ? — Tiens, voilà K., celui qui dénonçait au gouvernement les insurgés qu’il soignait à son hôpital. C’était le temps des émeutes. Comment est-ce possible qu’un si bel homme ait si peu de cœur ? — Voici maintenant W., un fameux médecin anglais ; je l’ai attrapé à son voyage à Paris. Il a l’air d’une demoiselle, n’est-ce pas ?« _ Et comme je touchais à un paquet ficelé, posé aussi sur le guéridon : »Attends un peu, dit-elle ; — ça, c’est les internes, et ce paquet-ci, c’est les externes."
Et elle déploya en éventail une masse d’images photographiques, représentant des physionomies beaucoup plus jeunes.
"Quand nous nous reverrons, tu me donneras ton portrait, n’est-ce pas, chéri ?
— Mais, lui dis-je, suivant à mon tour, moi aussi, mon idée fixe, — pourquoi me crois-tu médecin ?
— C’est que tu es si gentil et si bon pour les femmes !
— Singulière logique ! me dis-je à moi-même.
— Oh ! je ne m’y trompe guère ; j’en ai connu un bon nombre. J’aime tant ces messieurs, que, bien que je ne sois pas malade, je vais quelquefois les voir, rien que pour les voir. Il y en a qui me disent froidement : « Vous n’êtes pas malade du tout ! » Mais il y en a d’autres qui me comprennent, parce que je leur fais des mines.
— Et quand ils ne te comprennent pas... ?
— Dame ! comme je les ai dérangés inutilement, je laisse dix francs sur la cheminée. — C’est si bon et si doux, ces hommes-là ! — J’ai découvert à la Pitié un petit interne, qui est joli comme un ange, et qui est poli ! et qui travaille, le pauvre garçon ! Ses camarades m’ont dit qu’il n’avait pas le sou, parce que ses parents sont des pauvres qui ne peuvent rien lui envoyer. Cela m’a donné : confiance. Après tout, je suis assez belle femme, quoique pas trop jeune. Je lui ai dit : « Viens me voir, viens me voir souvent. Et avec moi, ne te gêne pas ; je n’ai pas besoin d’argent. » Mais tu comprends que je lui ai fait entendre ça par une foule de façons ; je ne le lui ai pas dit tout crûment ; j’avais si peur de l’humilier, ce cher enfant ! — Eh bien ! croirais-tu que j’ai une drôle d’envie que je n’ose pas lui dire ? — Je voudrais qu’il vînt me voir avec sa trousse et son tablier, même avec un peu de sang dessus !« _ Elle dit cela d’un air fort candide, comme un homme sensible dirait à une comédienne qu’il aimerait : »Je veux vous voir vêtue du costume que vous portiez dans ce fameux rôle que vous avez créé.« _ Moi, m’obstinant, je repris : »Peux-tu te souvenir de l’époque et de l’occasion où est née en toi cette passion si particulière ?« _ Difficilement je me fis comprendre ; enfin j’y parvins : Mais alors elle me répondit d’un air très-triste, et même, autant que je peux me souvenir, en détournant les yeux : » Je ne sais pas... je ne me souviens pas."
Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder ? La vie fourmille de monstres innocents. — Seigneur, mon Dieu ! vous, le Créateur, vous, le Maître ; vous qui avez fait la Loi et la Liberté ; vous, le souverain qui laissez faire, vous, le juge qui pardonnez ; vous qui êtes plein de motifs et de causes, et qui avez peut-être mis dans mon esprit le goût de l’horreur pour convertir mon cœur, comme la guérison au bout d’une lame ; Seigneur, ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles ! O Créateur ! peut-il exister des monstres aux yeux de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne pas se faire ?

 XLVIII. Any where out of the world,
N’importe où hors du monde

Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
« Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! »
Mon âme ne répond pas.
« Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l’image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons ? »
Mon âme reste muette.
« Batavia te sourirait peut-être davantage ? Nous y trouverions d’ailleurs l’esprit de l’Europe marié à la beauté tropicale. »
Pas un mot. — Mon âme serait-elle morte ?
« En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. — Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Bornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer ! »
Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »

 XLIX. Assommons les pauvres

Pendant quinze jours je m’étais confiné dans ma chambre, et je m’étais entouré des livres à la mode dans ce temps-là (il y a seize ou dix-sept ans) ; je veux parler des livres où il est traité de l’art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures. J’avais donc digéré, — avalé, veux-je dire, — toutes les élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public, — de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés. — On ne trouvera pas surprenant que je fusse alors dans un état d’esprit avoisinant le vertige ou la stupidité.
Il m’avait semblé seulement que je sentais, confiné au fond de mon intellect, le germe obscur d’une idée supérieure à toutes les formules de bonne femme dont j’avais récemment parcouru le dictionnaire. Mais ce n’était que l’idée d’une idée, quelque chose d’infiniment vague.
Et je sortis avec une grande soif. Car le goût passionné des mauvaises lectures engendre un besoin proportionnel du grand air et des rafraîchissants.
Comme j’allais entrer dans un cabaret, un mendiant me tendit son chapeau, avec un de ces regards inoubliables qui culbuteraient les trônes, si l’esprit remuait la matière, et si l’oeil d’un magnétiseur faisait mûrir les raisins.
En même temps, j’entendis une voix qui chuchotait à mon oreille, une voix que je reconnus bien ; c’était celle d’un bon Ange, ou d’un bon Démon, qui m’accompagne partout. Puisque Socrate avait son bon Démon, pourquoi n’aurais-je pas mon bon Ange, et pourquoi n’aurais-je pas l’honneur, comme Socrate, d’obtenir mon brevet de folie, signé du subtil Lélut et du bien-avisé Baillarger ?
Il existe cette différence entre le Démon de Socrate et le mien, que celui de Socrate ne se manifestait à lui que pour défendre, avertir, empêcher, et que le mien daigne conseiller, suggérer, persuader. Ce pauvre Socrate n’avait qu’un Démon prohibiteur ; le mien est un grand affirmateur, le mien est un Démon d’action, un Démon de combat.
Or, sa voix me chuchotait ceci : « Celui-là seul est l’égal d’un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir. »
Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. D’un seul coup de poing, je lui bouchai un oeil, qui devint, en une seconde, gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles à lui briser deux dents, et comme je ne me sentais pas assez fort, étant né délicat et m’étant peu exercé à la boxe, pour assommer rapidement ce vieillard, je le saisis d’une main par le collet de son habit, de l’autre, je l’empoignai à la gorge, et je me mis à lui secouer vigoureusement la tête contre un mur. Je dois avouer que j’avais préalablement inspecté les environs d’un coup d’oeil, et que j’avais vérifié que dans cette banlieue déserte je me trouvais, pour un assez long temps, hors de la portée de tout agent de police.
Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans le dos, assez énergique pour briser les omoplates, terrassé ce sexagénaire affaibli, je me saisis d’une grosse branche d’arbre qui traînait à terre, et je le battis avec l’énergie obstinée des cuisiniers qui veulent attendrir un beefsteak.
Tout à coup, — ô miracle ! ô jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie ! — je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser avec une énergie que je n’aurais jamais soupçonnée dans une machine si singulièrement détraquée, et, avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et avec la même branche d’arbre me battit dru comme plâtre. — Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie.
Alors, je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie ; et me relevant avec la satisfaction d’un sophiste du Portique, je lui dis : « Monsieur, vous êtes mon égal ! veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse ; et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu’il faut appliquer à tous vos confrères, quand ils vous demanderont l’aumône, la théorie que j’ai eu la douleur d’essayer sur votre dos. »
Il m’a bien juré qu’il avait compris ma théorie, et qu’il obéirait à mes conseils.

 L. Les bons chiens,
À M. Joseph Stevens

Je n’ai jamais rougi, même devant les jeunes écrivains de mon siècle, de mon admiration pour Buffon : mais aujourd’hui ce n’est pas l’âme de ce peintre de la nature pompeuse que j’appellerai à mon aide. Non.
Bien plus volontiers je m’adresserais à Sterne, et je lui dirais : « Descends du ciel, ou monte vers moi des champs Elyséens, pour m’inspirer en faveur des bons chiens, des pauvres chiens, un chant digne de toi, sentimental farceur, farceur incomparable ! Reviens à califourchon sur ce fameux âne qui t’accompagne toujours dans la mémoire de la postérité ; et surtout que cet âne n’oublie pas de porter, délicatement suspendu entre ses lèvres, son immortel macaron ! »
Arrière la muse académique ! Je n’ai que faire de cette vieille bégueule. J’invoque la muse familière, la citadine, la vivante, pour qu’elle m’aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poëte qui les regarde d’un oeil fraternel.
Fi du chien bellâtre, de ce fat quadrupède, danois, king-charles, carlin ou gredin, si enchanté de lui-même qu’il s’élance indiscrètement dans les jambes ou sur les genoux du visiteur, comme s’il était sûr de plaire, turbulent comme un enfant, sot comme une lorette, quelquefois hargneux et insolent comme un domestique ! Fi surtout de ces serpents à quatre pattes, frissonnants et désoeuvrés, qu’on nomme levrettes, et qui ne logent même pas dans leur museau pointu assez de flair pour suivre la piste d’un ami, ni dans leur tête aplatie assez d’intelligence pour jouer au domino !
A la niche, tous ces fatigants parasites !
Qu’ils retournent à leur niche soyeuse et capitonnée ! Je chante le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont l’instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l’histrion, est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences !
Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l’homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels : « Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur ! »
« Où vont les chiens ? » disait autrefois Nestor Roqueplan dans un immortel feuilleton qu’il a sans doute oublié, et dont moi seul, et Sainte-Beuve peut-être, nous nous souvenons encore : aujourd’hui.
Où vont les chiens, dites-vous, hommes peu attentifs ? Ils vont à leurs affaires.
Rendez-vous d’affaires, rendez-vous d’amour. A travers la brume, à travers la neige, à travers la crotte, sous la canicule mordante, sous la pluie ruisselante, ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures, excités par les puces, la passion, le besoin ou le devoir. Comme nous, ils se sont levés de bon matin, et ils cherchent leur vie où courent à leurs plaisirs.
Il y en a qui couchent dans une ruine de la banlieue et qui viennent, chaque jour, à heure fixe, réclamer la sportule à la porte d’une cuisine : du Palais-Royal ; d’autres qui accourent, par troupes, de plus de cinq lieues, pour partager le repas que leur a préparé la charité de certaines pucelles sexagénaires, dont le cœur inoccupé s’est donné aux bêtes, parce que les hommes imbéciles n’en veulent plus.
D’autres qui, comme des nègres marrons, affolés d’amour, quittent, à de certains jours, leur département pour venir à la ville, gambader pendant une heure autour d’une belle chienne, un peu négligée dans sa toilette ; mais fière et reconnaissante.
Et ils sont tous très-exacts, sans carnets, sans notes et sans portefeuilles.
Connaissez-vous la paresseuse Belgique, et avez-vous admiré, comme moi, tous ces chiens vigoureux attelés à la charrette du boucher, de la laitière ou du boulanger, et qui témoignent, par leurs aboiements triomphants, du plaisir orgueilleux qu’ils éprouvent à rivaliser avec les chevaux ?
En voici deux qui appartiennent à un ordre encore plus civilisé. Permettez-moi de vous introduire dans la chambre : du saltimbanque absent. Un lit, en bois peint, sans rideaux, des couvertures traînantes et souillées de punaises, deux chaises de paille, un poêle de fonte, un ou deux instruments de musique détraqués. Oh ! le triste mobilier ! Mais regardez, je vous prie, ces deux personnages intelligents, habillés de vêtements à la fois éraillés et somptueux, coiffés comme des troubadours ou des militaires, qui surveillent, : avec une attention de sorciers, l’œuvre sans nom qui mitonne sur le poêle allumé, et au centre de laquelle une longue cuiller se dresse, plantée comme un de ces mâts aériens qui annoncent que la maçonnerie est achevée. N’est-il pas juste que de si zélés comédiens ne se mettent pas en route sans avoir lesté leur estomac d’une soupe puissante et solide ? Et ne pardonnerez-vous pas un peu de sensualité à ces pauvres diables qui ont à affronter tout le jour l’indifférence du public et les injustices d’un directeur qui se fait la grosse part et mange à lui seul plus de soupe que quatre comédiens ?
Que de fois j’ai contemplé, souriant et attendri, tous ces philosophes à quatre pattes, esclaves complaisants, soumis ou dévoués, que le dictionnaire républicain pourrait aussi bien qualifier d’officieux, si la république, trop occupée du bonheur des hommes, avait le temps de ménager l’honneur des chiens !
Et que de fois j’ai pensé qu’il y avait peut-être quelque part (qui sait, après tout ?), pour récompenser tant de courage, tant de patience et de labeur, un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés et désolés. Swedenborg affirme bien qu’il y en a un pour les Turcs et un pour les Hollandais !
Les bergers de Virgile et de Théocrite attendaient, pour prix de leurs chants alternés, un bon fromage, une flûte du meilleur faiseur ou une chèvre aux mamelles gonflées. Le poëte qui a chanté les pauvres chiens a reçu pour récompense un beau gilet, d’une couleur, à la fois riche et fanée, qui fait penser aux soleils d’automne, à la beauté des femmes mûres et aux étés de la Saint-Martin.
Aucun de ceux qui étaient présents dans la taverne de la rue Villa-Hermosa n’oubliera avec quelle pétulance le peintre s’est dépouillé de son gilet en faveur du poëte, tant il a bien compris qu’il était bon et honnête de chanter les pauvres chiens.
Tel un magnifique tyran italien, du bon temps, offrait au divin Arétin soit une dague enrichie de pierreries, soit un manteau de cour, en échange d’un précieux sonnet ou d’un curieux poëme satirique.
Et toutes les fois que le poète endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des femmes très-mûres.

 Epilogue

Le cœur content, je suis monté sur la montagne
D’où l’on peut contempler la ville en son ampleur,
Hôpital, lupanar, purgatoire, enfer, bagne,
Où toute énormité fleurit comme une fleur.

Tu sais bien, ô Satan, patron de ma détresse,
Que je n’allais pas là pour répandre un vain pleur
Mais comme un vieux paillard d’une vieille maîtresse,
Je voulais m’enivrer de l’énorme catin
Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse.
Que tu dormes encor dans les draps du matin,
Lourde, obscure, enrhumée, ou que tu te pavanes
Dans les voiles du soir passementés d’or fin,

Je t’aime, ô capitale infâme ! Courtisanes
Et bandits, tels souvent vous offrez des plaisirs
Que ne comprennent pas les vulgaires profanes.

 
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Appendice
Listes, projets, fragments

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 Poèmes à faire

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 Choses parisiennes

Le vieux petit athée
La Cour des messageries
L’élégie des chapeaux
La poule noire
La fin du Monde
Du haut des Buttes Chaumont
Un mercredi des Cendres
Le poëte et l’historien
Oreste et Pylade
Les deux ivrognes
Les aliénistes
Le philosophe au Carnaval
Les Reproches du portrait
Le poisson Rouge
Vol de Cavaliers
Chants d’Eglise
En l’honneur de mon patron (4 novembre)
L’autel de Moloch
Pour cinq sols
Le séduisant Croque-Mort
La salle des martyrs
L’homme aux Diamants
Le Vieil entreteneur
Avant d’être mûr
L’orgue de Barbarie
La Sourde muette
Distribution de vivres
Un Lazzarone parisien
L’enfer au Théâtre
La douce visiteuse
Le choléra à l’Opéra
Melencholia
L’Auberge du Bocage
Nuits de noces
Auto coco ou incestueux

 Onéirocritie

Symptômes de Ruine
Mes Débuts
Retour au Collège
Appartements inconnus
Paysages sans arbres
Condamnation à mort
La Mort
La Souricière
Fête dans une ville déserte
Le palais sur la Mer
Les escaliers
Prisonnier dans un phare,
Un désir

 Symboles et moralités

L’ingratitude filiale
Une parole de Jean Hus
L’illusion sacrée
Ni Remords ni Regrets
Le Sphinx Rococo
La grande prière
Les derniers chants de Lucain
La prière du pharisien
Le chapelet
N’offensons pas les Mânes

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 Fragments

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 (Pour la guerre Civile)

Le Canon Tonne... les membres volent, des gémissements de victimes et des Hurlements de sacrificateurs se font entendre... C’est l’Humanité qui cherche le bonheur.

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 Poèmes nocturnes

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 La lettre d’un fat

Mélange d’emphase sincère et d’emphase ironique. Il y a des jours où je me sens si puissant que... La Mappemonde.

 Symptômes de ruine

Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l’un sur l’autre. des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des coecums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. — fissures, Lézardes. humidité promenant d’un réservoir situé près du ciel. — Comment avertir les gens, les nations — ? avertissons à l’oreille les plus intelligents.
Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour-labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir.
J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. — Je calcule, en moi-même, pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d’ossements concassés. —
Je vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j’étais sûr de n’avoir trop de fatigue.

 Notes pour l’« Elégie des Chapeaux »

Un chapeau. Surface lisse.
Une capote. Surface plissée ou bouillonnée.
La passe (à partir de l’endroit qui ne pose plus sur la tête).
La partie postérieure s’appelle fond ou Calotte, coiffe, quand elle est tuyautée. brides. attaches ou petites brides.
Plumes, marabouts, aigrettes.
Tours de tête, en plumes ou en fleurs.
Une maintenon, espèce de fanchon en dentelle, adaptée au chapeau, nouée par-dessus les brides.
Une Marie Stuart, forme avec pointe surbaissée, forme sarrazine, forme ogivale.
Chapeau Lavallière (passé de mode) avec deux plumes se réunissant par derrière.
Chapeau russe. une aigrette.
Le Toquet porte un pompon ou une aile.
Une fleur (rose) posée en Marie Louise.
Chapeau a la Marinière, avec bouquet.
Chapeau Longueville, est un chapeau Lavallière à une seule plume traînante et battant l’espace.
Bonnet écossais, en popeline à carreaux, avec cocarde, agrafe d’argent et plume d’aigle ou de Corbeau.
Ornements : Bouillons, ruches, biais, lisérés.
Mobilier d’un magazin de modes :
Rideaux de Mousseline ou de soie blanche unie. Divans. Psyché, surface polie mobile Miroirs ovales et inclinés. Grande table ovale, avec Champignon à longs pieds. Laboratoire des fées. Besogne propre.
Aspect général : fraîcheur, clarté, blancheur, vivacité de couleur d’un parterre.
Rubans, fanfreluches, tulle, gazes, mousseline, plumes, etc...
Les chapeaux font penser aux têtes, et ont l’air d’une galerie de têtes.
Car chaque chapeau, par son caractère, appelle une tête et la fait voir aux yeux de l’esprit. Têtes coupées.
Quelle tristesse dans la frivolité solitaire !
Sentiment navrant de la ruine folâtre. Un monument de gaîté dans le désert.
La frivolité dans l’abandon.
La modiste du faubourg, pâle, chlorotique, café au lait, comme une vieille buraliste.
Sentiment navrant.

 Notes pour « La cour des messageries »

Au milieu d’un groupe de différentes personnes descendant d’une diligence, une femme entourée de ses enfants se jette au cou d’un voyageur en bonnet de coton. Jour froid de Paris. Un petit se hausse sur les pieds pour être embrassé.
Plus loin, un autre voyageur charge ses paquets sur les crochet d’un commissionnaire.
Au premier plan, à gauche, un mendiant tend son chapeau à un militaire à plumet jaune, un officier de fortune, maigre comme Bonaparte, et un garde national cherche à embrasser une succulente boutiquière qui porte un éventaire, elle se défend mollement.
A droite, un monsieur, le chapeau à la main, parle à une femme tenant un enfant, près de ce groupe, deux chiens qui se battent. Boilly, 1803.

 Der Tod als Erwürger

Der Tod als Erwürger.
Erster Auftritt der Cholera auf einem Maskenball in Paris, 1831.
Der Tod als Freund.

Traduction :
La mort comme bourreau.
Première apparition du Choléra à un bal masqué à Paris, 1831.
La mort comme ami.

Continuer la lecture : Lettres I à XXVII.

P.-S.

  • Lire les Lettres I à XXVII.
  • Peinture de Charles Baudelaire par Gustave Courbet (1821-1867) en 1847.
  • Numérisation originale effectuée par François Bon.
  • Une édition numérique ne remplace pas les éditions critiques : on se procurera l’édition Corti (Robert Kopp, 1969) ou Pléiade (Claude Pichois, 1975).

Notes

[1] Steve Murphy, Logiques du dernier Baudelaire, p.35.